O Chefe de fila dos lacanianos deu hoje uma grande entrevista ao Libération. Todas as dúvidas e fantasmas sobre a força da psicanálise nela são abordadas. No interior de uma prática analítica extremamente dificil, que se demarca da psicologia americana e da ditadura dos psicotrópicos sem fronteiras, J-A-Miller faz a apologia da abertura e consulta da psicanálise para circunscrever os males da civilização tecno-industrial. A não perder, portanto: “A psicanálise não é a cientologia. O recurso aos psicotrópicos não lhe é interdito.”
«Se replier serait mortel pour la psychanalyse»
Gendre de Jacques Lacan. Personnalité très controversée, directeur du département de psychanalyse de l’université Paris-VIII, Jacques-Alain Miller, 63 ans, a créé en 1981 l’Ecole de la cause freudienne. En 1992, il a fondé l’Association mondiale de psychanalyse. C’est sous son autorité que les textes des séminaires de Jacques Lacan sont publiés, au compte- gouttes, regrettent certains. C’est aussi un polémiste. En pointe dans la lutte contre l’amendement Accoyer, qui entendait légiférer sur la psychothérapie, il repart au combat contre les cognitivistes, obsédés de l’évaluation. Il organise à la Mutualité, les 9 et 10 février, un «grand meeting pour que vive la psychanalyse», sur le thème : quelle politique de civilisation ?
On reparle de l’amendement Accoyer, qui cherche à encadrer l’usage du titre de psychothérapeute. Il avait provoqué la colère de tout le milieu analytique. Il revient, mais sous une forme atténuée. Et vous, vous repartez en guerre…
L’affaire de l’amendement est close. Il n’y a plus aucun contentieux depuis que Bernard Accoyer a renoncé à son premier texte, qui se risquait à définir les diverses psychothérapies. Son souci de réguler l’usage du titre de psychothérapeute a été entendu par le milieu psy, qui, depuis bientôt trois ans, est partie prenante de la concertation sur le décret d’application. En revanche, oui, pour moi le combat est devenu permanent.
Mais quel combat ?
Freud avait diagnostiqué jadis un «malaise dans la civilisation». Nous sommes bien au-delà : tout le monde ressent que la civilisation occidentale tend à devenir franchement invivable. Ça suscite des révoltes, une guerre civile, mais qui respecte les formes du débat démocratique.
Certes, mais quelle guerre ?
Il y a une guerre idéologique qui oppose, d’une part, les quantificateurs, les cognitivistes (1), avec leur prétention croissante à régenter l’existence humaine dans tous ses aspects et, d’autre part, tous ceux qui ne plient pas devant la quantification partout. Le fanatisme du chiffre, ce n’est pas la science, c’en est la grimace. Il n’y a pas si longtemps, l’administration, c’était encore des gratte-papier à la Courteline. Désormais, l’électronique met entre les mains des bureaucraties occidentales une puissance immense de stockage et de traitement de l’information. Elles en sont enivrées, elles en ont perdu le sens commun. Les plus atteintes sont celles de l’Union européenne, héritières des monarchies. Elles vont vers la surveillance généralisée, du berceau au tombeau. Elles aspirent au contrôle social total. Elles se promettent de remanier l’homme dans ce qu’il a de plus profond. Il ne s’agit plus seulement de «gouverner les esprits», comme le voulait Guizot, ni même de les suggestionner par des vagues de propagande massive.
Nos maîtres sont tellement tourneboulés par le progrès inouï des bio et nanotechnologies qu’ils rêvent de manipuler en direct le cerveau par implants et électrodes. Tant qu’à faire, pourquoi ne pas mettre au point une humanité hygiénique, débarrassée une bonne fois de ce que Freud appelait la pulsion de mort, une espèce humaine améliorée, transhumaine ? On en est réduit à se dire : heureusement, il y a le pape ! Car chez des débiles mentaux, quand ils ont le pouvoir, le progrès scientifique engendre des utopies autoritaires qui sont de vrais délires mégalomaniaques. Ça échouera immanquablement, mais en attendant ça fait des ravages. Il ne faut pas laisser faire, même si les clivages nouveaux que suscite cette démesure n’obéissent plus à la logique gauche droite.
Mais en quoi ces clivages concernent-ils la psychanalyse, qui est de l’ordre du domaine privé ?
Depuis le début du XXIe siècle, la bureaucratie a décidé que la santé mentale des populations relevait de ses attributions. Elle a envahi le domaine de l’écoute, des thérapies par la parole, elle s’emploie à le remanier de fond en comble. Dans la pratique, cela veut dire : s’attaquer à la psychanalyse. Chercher à l’éliminer au profit des techniques de persuasion, les thérapies cognitivo-comportementales, qui prétendent que leurs effets sont chiffrables, donc scientifiques. C’est l’imposture du cognitivisme. Le cognitivisme, c’est-à-dire la croyance que l’homme est analogue à une machine qui traite de l’information.
Dans cette optique, il s’agit de faire cracher du chiffre à l’âme. On mesure à qui mieux mieux, on compte tout et n’importe quoi : les comportements, les cases cochées des questionnaires, les mouvements du corps, les sécrétions, les neurones, leurs couleurs à la résonance magnétique, etc. Sur les données ainsi recueillies, on élucubre, on les homologue à des soi-disant processus mentaux qui sont parfaitement fantomatiques, on s’imagine avoir mis la main sur la pensée. Bref, on divague, mais comme c’est chiffré, ça a l’air scientifique. Tout un fatras de métaphores a ainsi infiltré le discours courant à force de produire et de manier des machines, l’homme contemporain aime à s’imaginer en être une.
Un exemple ?
On vous explique qu’être amoureux, c’est quand votre sérotonine baisse de plus de 40 %. Cela a été mesuré chez des cobayes assurant penser à l’être aimé au moins quatre heures par jour. L’amour fou ? Ça fait monter la dopamine. Donc, si vous avez une propension à l’amour fou, c’est sans doute que vous avez un petit manque de ce côté-là. En revanche, si vous restez avec la même personne, c’est en raison de votre taux d’ocytocine, dit l’hormone de l’amour… Bref, on retranscrit vos émotions en termes quantitatifs, et le tour est joué. Ce quantitativisme échevelé, qui est un pur simulacre du discours scientifique, s’étend partout. Ça fait le bonheur de l’administration, ça la justifie, ça la nourrit, ça l’incite à recouvrir tous les aspects de la vie.
Tout est à jeter dans le cognitivisme ?
Oh que oui ! C’est une idéologie qui singe les sciences dures, qui les parasite, qui offre une synthèse illusoire. Mais si elle s’est répandue si largement, c’est qu’elle exprime quelque chose de très profond, une mutation ontologique, une transformation de notre rapport à l’être. Aujourd’hui, on n’est sûr que quelque chose existe que si ce quelque chose est chiffrable. Le chiffre est devenu la garantie de l’être. La psychanalyse aussi repose sur le chiffre, mais au sens de message chiffré. Elle exploite les ambiguïtés de la parole. A ce titre, elle est à l’opposé du cognitivisme, elle lui est insupportable.
Vous notez également que cette idéologie du chiffre est en train de s’imposer dans l’université…
L’évaluation a fait son entrée dans l’université il y a vingt ans, mais il y a un saut qualitatif avec l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (l’Aeres). C’est tout récent : elle a été créée par la loi du 18 avril 2006 et installée le 21 mars. Depuis 1985, les organismes chargés de l’évaluation s’étaient multipliés, mais les universitaires et chercheurs étaient représentés dans leurs directions, et ils avaient appris à vivre avec. C’est fini. Tout a disparu au profit d’une agence unique, «autorité administrative indépendante», qui couvre le territoire national. Elle agit sous l’autorité d’un conseil assez bizarre, dont le ministère nomme les membres par décret. Aucun membre élu. De même, le «délégué» national, responsable de chaque discipline, n’est nullement l’émanation de la communauté des chercheurs, il est désigné par le président de l’agence. Le système a été conçu par le Pr Jean-Marc Monteil, éminent psychologue social cognitiviste. Il est chargé de mission au cabinet du Premier ministre, tandis que l’Agence est présidée par le Pr Jean-François Dhainaut, spécialiste de biotechnologie. Délégué national pour la psychologie : le Pr Michel Fayol, successeur du Pr Monteil à l’université de Clermont-Ferrand, la seule de cette taille d’où la psychologie clinique est rigoureusement bannie depuis des années. Le Pr Monteil m’a expliqué sans rire que c’était en raison de son incompétence notoire en la matière. L’Aeres est un monstre bureaucratique hypercentralisé et particulièrement opaque : rien à voir avec l’Amérique. Ça rappellerait plutôt la défunte Union soviétique.
Quel est le but ? Chasser la psychanalyse de l’université ?
Le but est de rentabiliser la recherche. Le résultat sera très différent. Au nom de la planification totale et de l’objectivité parfaite, on sadise les universitaires et les chercheurs. On répand les passions tristes - inquiétude, perte de l’estime de soi, dépression -, tout en disant d’une voix doucereuse : «Surtout, n’ayez pas peur !» Et en même temps, Sarkozy promet de faire des universités des lieux d’effervescence intellectuelle. Cette usine à gaz se cassera la figure, bien sûr, mais le plus tôt sera le mieux. A part ça, ce n’est pas seulement la psychanalyse qui est insupportable aux cognitivistes, c’est la méthode clinique, parce qu’elle vise le singulier, alors qu’eux ne jurent que par la statistique. Ils ont horreur du sujet, ils ne connaissent que «l’homme sans qualités», comme disait Musil.
Mais il y a toujours eu un combat entre les cliniciens et les cognitivistes…
Depuis toujours, les cliniciens avaient les étudiants, les cognitivistes avaient les titres universitaires. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui les cognitivistes, forts de leurs positions administratives, tentent d’éradiquer leurs compétiteurs. Et ils y arriveront, sauf si la tutelle politique reconnaît que l’unité de la psychologie est désormais un mythe. Alors, on mettra d’un côté la psychanalyse, la psychologie clinique, et la psychopathologie. Et de l’autre, la psychologie expérimentale et cognitiviste. Chaque domaine avec ses compétences propres. Faute de quoi, la psychanalyse disparaîtra très vite de l’université. C’est ce que j’ai expliqué à Valérie Pécresse à son invitation, et elle est assez intelligente pour ne pas vouloir rester dans les mémoires comme l’Attila de la psychanalyse.
La psychanalyse est-elle en état de se défendre ?
«Vivons heureux, vivons cachés», c’était la devise des psychanalystes. Ce n’est plus tenable. Se replier sur son pré carré serait en effet mortel pour la psychanalyse, car il n’y a plus de pré carré, tout simplement. Bref, les psychanalystes ne sauraient se dispenser de prendre part au débat public.
Il y a, de plus, les pratiques. Il faut innover. Déjà, de plus en plus de praticiens analysés reçoivent leurs patients dans des institutions. Le psychanalyste est en train de se réinventer. On constate que des effets analytiques peuvent se produire ailleurs que dans un cabinet privé. Voici quatre ans, l’Ecole de la cause freudienne a ouvert un centre psychanalytique de consultation et de traitements, dans le Xe arrondissement de Paris, qui accueille gratuitement le tout-venant. Cela s’est répandu comme une traînée de poudre : sur des initiatives locales, dix autres centres se sont ouverts en France. Quatre en Espagne, et aussi en Italie. Au vu des résultats, les pouvoirs publics soutiennent de plus en plus. Cela témoigne d’une étonnante évolution des mentalités. Ça rejoint ce que Freud avait voulu faire, des dispensaires gratuits.
Vous ne parlez pas de la menace de la psychiatrie biologique et du poids prépondérant des médicaments…
La psychanalyse, ce n’est pas la scientologie. Le recours aux psychotropes n’est pas proscrit par principe.
Qu’avez-vous pensé de la campagne nationale sur la dépression ?
C’est du Knock à la puissance mille. Un discours massifiant qui cherche à pénétrer au plus profond de chacun, pour remodeler le sens de vos émotions les plus intimes. La ministre de la Santé a dû s’apercevoir que quelque chose ne tournait pas rond puisqu’elle a donné son patronage à un colloque que j’organise sur le sujet.
Laissons les cognitivistes. Peut-il y avoir des regards d’évaluation sur les pratiques analytiques ?
La culture de l’évaluation est un leurre. On fait appel à elle pour accomplir ses basses besognes sous le couvert de l’objectivité. On fait comme si le savoir absolu posait son doigt sur vous et vous indiquait ce que vous valez : vous n’avez plus qu’à dire amen. Dans la pratique, l’évaluation est toujours aux mains d’une clique réglant ses comptes. C’est un procédé de type soviétique. C’est la dernière résistance à la loi du marché.
Vous préférez les règles du marché ?
S’il fallait choisir entre l’évaluation et le marché, je préférerais encore le marché. Pour évaluer le département de psychanalyse de Paris-VIII, qui est leader mondial pour la psychanalyse d’orientation lacanienne, on nous envoie quelques malheureux cognitivistes qui, eux, sont à la remorque de la psychologie américaine : ils nous tiennent pour des foldingues. Nous les tenons pour des nuls.
Le contrôle ou la passe, n’est-ce pas pourtant une forme d’évaluation ?
Une élucidation, ce n’est pas une évaluation. Il ne s’agit pas d’étalonner des valeurs sur une échelle préétablie, mais de se rendre disponible à la surprise de l’événement singulier. La psychanalyse, c’est du sur-mesure, pas de la confection de masse. Cela dit, en psychanalyse, on est jugé tous les jours sur ses résultats, mais pas par des experts : par les utilisateurs, par le consommateur.
Comment avez-vous réagi à la grille d’évaluation des ministres, suggérée par le président de la République ?
Folklorique. Personne ne prend ça au sérieux. C’est pour se débarrasser des ministres cossards, ou qui ont cessé de plaire. Cela étant, le sarkozysme est un bien curieux volontarisme, qui oscille entre étatisme et libéralisme. Napoléon ou Raymond Aron, Sarkozy n’a pas choisi, et ça vire à la confusion. Les socialistes, eux, ont choisi. Le PS a beau être morcelé en coteries, tous ses experts sont hyper-évaluationnistes. Il est devenu le parti de «l’homme sans qualités», le porte-parole des hauts fonctionnaires : «L’intérêt général ? Ça nous connaît, on va vous calculer ça.» Il n’est pas sûr que la gauche puisse faire l’économie de sa dissolution si elle veut renaître un jour.
(1) Le cognitivisme désigne un courant de recherche scientifique endossant l’hypothèse que la pensée est un processus de traitement de l’information.
Recueilli par ÉRIC FAVEREAU. Libération
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sábado, 19 de janeiro de 2008
Jacques-Alain Miller: “A Psicanálise não é a Cientologia”
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terça-feira, 9 de outubro de 2007
"L’AVENIR DE MYCOPLASMA LABORATORIUM"
"Une dépêche de l’Agence France Presse est venue à point nommé me fournir mon introduction. Elle est tombée hier soir à 21h24, en provenance de Washington, capitale des États-Unis.
Craig Venter – le fameux chercheur de pointe en biotechnologie, qui avait été avec son équipe en tête de la course pour le déchiffrage du génome humain, et qui avait défrayé la chronique pour avoir voulu breveter sa découverte –, Craig Venter se dit maintenant, je cite, « sur le point de créer une nouvelle forme de vie ». La nouvelle pourrait devenir officielle dès ce lundi, aux Journées d’études annuelles Craig J. Venter Institute de San Diego, en Californie.
Pour la première fois au monde, un chromosome synthétique aurait été réalisé en laboratoire. Une équipe de 20 chercheurs, sous la direction du Prix Nobel Hamilton Smith, aurait réussi à coller, raccorder, articuler une séquence d’ADN longue de 381 gènes (je rappelle que le génome humain en compte environ 34.000).
Les biotechnologistes sont partis de l’organisme vivant le plus simple qui soit connu, cet organisme unicellulaire que nous appelons la bactérie, en l’occurrence la bactérie Mycoplasma genitalium, que l’on trouve dans les voies génitales. Son patrimoine génétique de 517 gènes a été artificiellement réduit d’un quart pour donner naissance, si l’on peut dire, au chromosome synthétique. Celui-ci a été ensuite transplanté, et greffé à une cellule bactérienne vivante. Il devrait réussir à en prendre le contrôle et à la piloter. Ce serait alors une « nouvelle forme de vie ». La bactérie ainsi trafiquée a reçu le nom de Mycoplasma laboratorium.
Si j’ai bien compris la nouvelle, Mycoplasma laboratorium est une entité mixte, hybride ; la molécule est naturelle, tandis que son ADN est artificiel. Il reste encore à savoir si cette nouvelle forme de vie réussira à se reproduire et à se métaboliser. Interrogé par l’AFP, un porte-parole de l’Institut a indiqué que ce n’était encore fait. « Quand nous l’aurons fait, a-t-il dit, il y aura une publication scientifique, et nous sommes sans doute encore à des mois de faire ça. ». Néanmoins, Craig Venter a déclaré au journal The Guardian : « Nous savions lire notre code génétique. Nous allons être capables de l’écrire. » Il a l’intention de breveter la nouvelle bactérie, et de ne permettre son utilisation que sous contrat de licence avec son Institut.
Cette avancée sensationnelle de la biotechnologie met déjà sur les dents les organismes de veille en bioéthique. Le directeur d’une organisation canadienne a déclaré : « What does it mean – qu’est-ce que ça veut dire, de créer des nouvelles formes de vie dans un tube de laboratoire ? M. Venter a mis au point un châssis sur lequel on peut construire à peu près n’importe quoi, des nouveaux médicaments comme des armes biologiques. ». Craig Venter a répondu : « Nous avons le sentiment que that is good science. C’est un pas philosophique très important dans l’histoire de notre espèce. Nous essayons de créer un nouveau système de valeurs concernant la vie. À cette échelle, on ne peut pas s’attendre à ce que tout le monde soit content, happy. » Non, tout le monde n’est pas content.
Les progrès de la biologie seront sans doute au XXIème siècle ce que fut la physique au XXème siècle, comme l’écrivait récemment Freeman Dyson dans la New York Review of Books. L’industrie biotechnologique est sans doute appelée corrélativement à connaître une croissance exponentielle.
Dans le même temps, la vie, sous ses formes connues depuis l’origine des temps, trouve des défenseurs. Ce sont les sectateurs de la tradition, qui peuplent les comités d’éthique et les organisations de bioéthique, depuis les humanistes laïcs jusqu’à l’Église. Celle-ci mène sur ce thème un combat politique multiforme, qui va de l’avortement aux cellules souches. Ce sera demain, on peut le prévoir, Vade retro Mycoplasma laboratorium.
Et les psychanalystes là-dedans ?
La psychanalyse n’est sans doute pas une nouvelle forme de vie, mais elle est probablement une nouvelle forme de discours, le produit artificiel de la logotechnologie la plus avancée. Il n’est pas sûr que ses praticiens se soient déjà mis au pas du discours inédit qu’ils servent, en dépit de l’effort prolongé de Lacan pour dégager l’ADN freudien, c’est-à-dire la séquence signifiante pilotant la pratique, de sa gangue initiale, concrétion d’anciens discours et d’idéologies surannées. L’inertie idéologique, c’est-à-dire imaginaire, l’emporte régulièrement chez eux sur le dynamisme symbolique du discours, et se traduit dans la réalité effective par une pratique souvent hésitante, incertaine dans sa problématique.
La grande majorité des psychanalystes existants dans le monde, pour ne pas dire leur quasi-totalité, sont ainsi des traditionalistes. Ils adoptent tout naturellement les positions humanistes et cléricales, dans l’espoir de prolonger le monde qu’ils ont connu, et de brider, voire d’arrêter le mouvement actuel de la science comme les incidences que celui-ci ne manque pas d’avoir sur les dimensions politiques et sociales de la réalité effective.
Ils y sont encouragés par le pessimisme foncier de Sigmund Freud, persuadé d’avoir reconnu chez l’être humain, à travers son expérience, une pulsion spécifique, la pulsion de mort, dont le XXème siècle lui avait permis de constater les ravages à grande échelle par l’éclosion d’une guerre mondiale, en 1914, et par l’ébranlement de l’équilibre des puissances voulu par Bismarck (voir le traité de Berlin de 1878 et l’Acte final de la Conférence de Berlin en 1885). Simultanément, le système de valeurs de la démocratie américaine, si opposé à celui de l’Autriche-Hongrie et, plus généralement, celui de la vieille Europe, montait en puissance, et entamait le processus de sa mondialisation dont l’évidence s’impose au début du XXIème siècle. Le changement des fondamentaux de la tradition européenne paraissait à Freud à la fois irrésistible et ne pouvoir se faire que pour le pire.
Dans son Éthique de la psychanalyse, qui reprend Malaise dans la civilisation, Lacan s’inscrit dans la même ligne. Il reconnaît la pulsion de mort à l’œuvre dans la prépondérance acquise par le discours scientifique, ses avancées prodigieuses, sa véritable frénésie, et ses conséquences sur les modes de vie et de jouissance : la multiplication et le renouvellement incessant des objets technologiques, faisant naître des demandes toujours plus pressantes et offrant des satisfactions toujours plus disponibles, sans étancher pour autant le manque-à-jouir, mais au contraire le répandant sur toute la surface du globe, le portant à une intensité jamais vue, mettant en mouvement les sociétés arrêtées, an-historiques, froides, et portant à ébullition les sociétés chaudes.
Comme le pessimisme freudien, le pessimisme lacanien est établi sur la conviction que tout changement est pour le pire et que ce pire s’imposera irrésistiblement, qu’il est programmé, qu’il est sûr. Mais il s’y ajoute chez Lacan une note qui n’est pas chez Freud : une note à proprement parler sardonique, un ton moqueur et méchant à l’endroit d’une humanité qui, à travers des succès sensationnels, travaille en fait à sa perte. Pas de pitié pour l’humanité ! Le destin de cette engeance, de cette forme de vie intrinsèquement loupée, est de se résorber après avoir apporté à la nature toutes les transformations, tous les ravages, qui sont conditionnés par le fait que cette espèce, parce qu’elle parle, est à la fois dénaturée et dénaturante, si je puis dire.
On verra, en lisant cette année le Séminaire XVIII et le Séminaire XIX sous une forme enfin digne de l’auteur, l’attention que Lacan avait portée à la découverte du code génétique. On verra qu’il était intrigué par la forme de vie unicellulaire des bactéries. On verra aussi qu’il prophétisait de grands changements dans l’organisation de la vie et de sa reproduction.
Lacan affichait sa pente moqueuse, et ne cachait pas sa méchanceté : « Je n’ai pas de bonnes intentions », disait-il. C’est que les bonnes intentions ne garantissent de rien. Comme on sait, l’enfer en est pavé. Impossible de diriger une cure analytique vers sa conclusion logique si l’analyste n’est pas assez voisin de sa propre méchanceté pour percer les voiles de la pitié et de la terreur. Moquerie et méchanceté, ce ne sont pas seulement des traits de caractère de Lacan. La moquerie s’appuyant au bras de la méchanceté, fait cortège à ce qui, de l’analyste, est attendu de lucidité.
Les psychanalystes n’ont pas à rejoindre le chœur des pleureuses qui soupirent après le temps jadis. Libre à chacun d’eux d’être humaniste, si ça lui chante, chrétien, pourquoi pas, mais comme analyste, il ne saurait être traditionaliste, car cette position réactive, réactionnaire, conservatrice, va à rebours de son acte. Ce n’est pas dire pour autant que le psychanalyste puisse partager l’enthousiasme des managers du progrès scientifique, qui voient déjà les caisses de leurs instituts se remplirent des revenus que leur vaudront les contrats de licence qu’ils signeront pour l’utilisation de leurs chromosomes brevetés.
Non. L’analyste se décompte. Il ne mange pas de ce pain-là, le pain du progrès. Il ne joue pas davantage le jeu vain de la tradition. Il est spectateur, il rit de bon cœur à la tragi-comédie dont l’humanité, les trumains, comme l’écrit Lacan, lui donnent le spectacle.
Non, ce n’est pas une belle âme, car il lui importe que, dans les gigantesques remaniements en cours du discours, de la vie, et de la société, la psychanalyse continue de frayer sa voie à elle dans la Wirklichkeit, la réalité effective. Et il lui importe qu’il y en ait d’autres comme lui, qui ne soient pas dupes ni de la tradition, ni du progrès. Et comme être non-dupe absolu, c’est l’errance assurée, la troisième voie, ce doit être le discours analytique.
On en est loin, pensons-nous. Le discours analytique est bien pauvre, misérable, quand on le compare aux splendeurs accumulées au cours des siècles par les traditions religieuses et humanistes, quand on mesure ses balbutiements au progrès implacable du discours de la science, et aux richesses bien matérielles qui viennent remplir les coffres du capitalisme industriel et financier. Eh bien, dans son dénuement même, le discours analytique occupe pourtant dans le choc de la tradition et du progrès une position originale, structuralement prescrite, et qui s’avérera inexpugnable pour peu que les psychanalystes sachent monter au créneau de leur forteresse.
Le destin de la psychanalyse n’est nullement attaché à la vitalité du Nom-du-Père hérité de la tradition. Le déclin du Nom-du-Père s’est annoncé dès le XIXème siècle, Balzac le signale, par l’effet des remaniements qu’induisait dans la société la montée en puissance du mode de production capitaliste, lui-même conditionné par la révolution technologique de la fin du XVIIIème siècle, conséquence de la révolution scientifique du XVIIème. Les avancées de la biologie dans la seconde moitié du XXème siècle ont puissamment ébranlé l’ordre du monde fondé sur la prévalence du Nom-du-Père et du Nom-de-Dieu. Cet ébranlement, désormais sensible à tous, est à l’origine de la réaction traditionaliste, qui prend la forme de mouvements dits fondamentalistes. Ces mouvements, inexistants dans les zones du globe marquées par des religions sans Nom-du-Père1, restent modérés dans celles où s’était imposée une conception trinitaire, tamponnant l’absolu du Nom. Ils sont déjà plus extrémistes là où le culte du Nom unique est traditionnel, dans le judaïsme. Ils ont franchement recours au mass murder là où le Nom est traditionnellement appelé à régner sur les esprits et sur la société sous une forme absolue, je veux dire en terre d’Islam.
On peut d’ores et déjà prévoir les convulsions immenses qu’entraînera au cours du présent siècle l’apparition probable de nouvelles formes de vie synthétiques, mises au point en laboratoire, non plus au nom du Père, mais au nom du progrès scientifique et des bienfaits qui en sont attendus.
Non plus lire, mais écrire le code génétique : ce n’est pas encore fait, mais, depuis hier, c’est dit, et il est probable que ce sera fait.
C’est là qu’il est opportun d’entendre à nouveau la petite voix de Jacques Lacan, et son dit aphoristique, longtemps énigmatique, cryptique : « Il n’y a pas de rapport sexuel – de rapport sexuel qui puisse être écrit. »
Il s’agit là d’un caveat majeur, d’une clause d’impossibilité extraite par Lacan de l’expérience conditionnée par le discours analytique, et dont il s’est efforcé de démontrer la pertinence dans ses Séminaires XVIII et XIX au début des années 1970. Aujourd’hui, en 2007, cela veut dire ceci. Les ré-écritures en cours du patrimoine génétique des êtres vivants donneront sans doute naissance à des nouvelles formes de vie. Cette ré-écriture finira certainement par toucher le génome humain lui-même. Des formes inédites de reproduction du vivant apparaîtront. Néanmoins, on peut être assuré que, concernant l’espèce humaine, il restera impossible d’écrire dans le code génétique le rapport sexuel qu’il n’y a pas.
Chez le parlêtre, le rapport sexuel est conditionné par le langage, ou, plus précisément, par la pratique de lalangue. Il s’ensuit qu’il distingue dans son corps des organes, qui prennent valeur de signifiant. C’est le cas en particulier de l’organe mâle de la reproduction. C’est aussi le cas d’une entité matérielle excrétée par le corps, à savoir l’objet anal, et de l’entité matérielle nécessaire à sa subsistance, et prélevée sur le corps maternel, l’objet oral. Il en va de même d’objets dont la matérialité est certaine bien que moins évidente, le regard et la voix. Ces objets ont valeur de signifiants imaginaires. Ayant valeur de signifiants, ils sont potentiellement porteurs de significations. Ces significations ne sont pas génériques et nécessaires ; en raison de la structure de la relation du signifiant au signifié, elles sont individuelles et aléatoires. Or, elles interfèrent nécessairement dans l’établissement du rapport sexuel, au point qu’il apparaît que le parlêtre a rapport à ces objets plutôt qu’au partenaire sexuel proprement dit.
On a pu montrer en psychanalyse que, chez un sujet donné, le choix d’objet sexuel était en fait guidé par l’implication de cet objet sexuel dans certaines des significations attachées aux objets primordiaux que nous avons énumérés. Le mode de jouissance du parlêtre en est affecté jusqu’au tréfonds, et s’en trouve fondamentalement diversifié selon les individus de l’espèce, même si l’on peut grosso modo distinguer le mode de jouir de l’individu mâle du mode de jouir de l’individu femelle. Cette extrême individuation du mode de jouir selon les significations en jeu oblige d’ailleurs à mettre en fonction le sujet du signifiant plutôt que l’individu de l’espèce.
Pour le dire en termes techniques, le rapport du sujet au phallus et, plus généralement, à l’objet petit a, existe comme tel, il se rencontre chez tous les sujets dotés de parlêtre, il relève, disons, du réel. En revanche, le rapport à l’autre sexe n’existe pas comme tel, il relève, disons, du semblant. Le rapport sexuel constitue dans le parlêtre une véritable faille du réel, qu’aucune ingénierie biotechnologique, aucune biologie synthétique, ne saurait combler, sauf à lui ôter la faculté de parler, à réaliser l’ablation du symbolique. C’est dans cette faille que prolifèrent les fantasmes, les délires, les épopées aussi dont s’avère capable l’espèce humaine, dans le registre religieux comme dans celui du savoir scientifique et des technologies qui l’exploitent et l’orientent.
L’expérience analytique, qui a maintenant un siècle derrière elle, montre, si on la lit comme il convient, que le choix d’objet sexuel propre à un sujet donné se caractérise par trois traits constants : la contingence ; la singularité ; l’invention.
Contingence. Le défaut d’écriture de tout rapport sexuel générique a pour conséquence que le sujet dépend de la contingence des rencontres qu’il peut faire dans la sphère de son Umwelt, et des énoncés prescriptifs qui remplacent pour lui le rapport ininscriptible. Les civilisations ont inventé différents modèles normatifs pour rémunérer le défaut de rapport sexuel. Par rapport à ces normes, la déviation subjective n’est pas accidentelle, elle est de règle. Une analyse permet en général d’isoler la ou les rencontres initiales faisant écriture.
Singularité. Une fois installé à partir de la contingence initiale, le mode de jouir, en général, s’avère nécessaire, au sens où il ne cesse plus de s’écrire, mais se répète. Une analyse doit permettre de repérer, d’isoler, et de rendre lisible l’écriture du programme de jouissance qui prévaut pour un sujet, lui ouvrant ainsi la possibilité de gagner un certain degré de liberté par rapport à celui-ci, et, au moins, de s’y inscrire avec le moins de malaise possible.
Invention, enfin. Une invention aléatoire vient en général recouvrir la contingence réelle comme la nécessité subséquente, pour donner au sujet l’illusion d’une liberté de choix inspiré par des motifs éthiques et/ou rationnels, selon la formule : « Moi, comme les autres », à moins qu’elle n’entretienne chez lui la notion d’un malheur de l’être dont il serait seul la victime, selon la formule : « Tous, sauf moi ». Une analyse, là encore, doit lui permettre de balayer ces rêves grossiers pour se réconcilier autant que faire se peut avec la singularité qui est le lot de tout parlêtre. L’idéologie contemporaine de la civilisation occidentale, fortement marquée par la psychanalyse, va d’ailleurs dans ce sens.
C’est pourquoi je propose que, pour les Journées de l’ECF, l’année prochaine, nous puisions dans la richesse infinie de notre expérience pour témoigner du rapport sexuel dans sa contingence, sa singularité et ses inventions.
Titre : « Le rapport sexuel ».
1. Réflexion faite, le communisme asiatique, celui de Mao ou de Hô Chi Minh, peut s’analyser comme une réaction traditionaliste au discours de la science comme au discours capitaliste. (Ajouté le 8 octobre.)
Références
- Freeman Dyson, « Our biotech future », The New York Review of Books, vol. 54, n° 12, 19 juillet 2007 ; ainsi que : l’échange de W. Berry, J.P. Herman, et C.B. Michael, avec Fr. Dyson, vol. 14, 27 septembre 2007 ; la lettre de Raymond A. Firestone et la réponse de Fr. Dyson, vol. 54, 11 octobre 2007.
- Frédéric Garlan, « Le biologiste controversé C. Venter annonce une nouvelle forme de vie », AFP, 6 octobre 2007, 20h24.
- Ed Pilkington, « Scientist has made synthetic chromosome », The Guardian, 6 octobre 2007.
Compléments
· Au moment de rédiger ma communication, je n’avais pas lu l’article suivant, très suggestif : Andrew Pollack, « How do you like your genes ? Biofabs take orders », The New York Times, 12 septembre 2007.
· Pour une approche médiatique du jeu de rôles sexuel, j’ai consulté ce matin le dossier du magazine Elle de cette semaine, intitulé : « Spécial sexe. Vive l’amour ! Ce qui nous rend femmes. Ce qui les rend fous ». Elle, n° 3223, 8 octobre 2007"
Communication aux XXXVIème, Journées de l’ECF
le 7 octobre 2007
Jacques-Alain Miller
Craig Venter – le fameux chercheur de pointe en biotechnologie, qui avait été avec son équipe en tête de la course pour le déchiffrage du génome humain, et qui avait défrayé la chronique pour avoir voulu breveter sa découverte –, Craig Venter se dit maintenant, je cite, « sur le point de créer une nouvelle forme de vie ». La nouvelle pourrait devenir officielle dès ce lundi, aux Journées d’études annuelles Craig J. Venter Institute de San Diego, en Californie.
Pour la première fois au monde, un chromosome synthétique aurait été réalisé en laboratoire. Une équipe de 20 chercheurs, sous la direction du Prix Nobel Hamilton Smith, aurait réussi à coller, raccorder, articuler une séquence d’ADN longue de 381 gènes (je rappelle que le génome humain en compte environ 34.000).
Les biotechnologistes sont partis de l’organisme vivant le plus simple qui soit connu, cet organisme unicellulaire que nous appelons la bactérie, en l’occurrence la bactérie Mycoplasma genitalium, que l’on trouve dans les voies génitales. Son patrimoine génétique de 517 gènes a été artificiellement réduit d’un quart pour donner naissance, si l’on peut dire, au chromosome synthétique. Celui-ci a été ensuite transplanté, et greffé à une cellule bactérienne vivante. Il devrait réussir à en prendre le contrôle et à la piloter. Ce serait alors une « nouvelle forme de vie ». La bactérie ainsi trafiquée a reçu le nom de Mycoplasma laboratorium.
Si j’ai bien compris la nouvelle, Mycoplasma laboratorium est une entité mixte, hybride ; la molécule est naturelle, tandis que son ADN est artificiel. Il reste encore à savoir si cette nouvelle forme de vie réussira à se reproduire et à se métaboliser. Interrogé par l’AFP, un porte-parole de l’Institut a indiqué que ce n’était encore fait. « Quand nous l’aurons fait, a-t-il dit, il y aura une publication scientifique, et nous sommes sans doute encore à des mois de faire ça. ». Néanmoins, Craig Venter a déclaré au journal The Guardian : « Nous savions lire notre code génétique. Nous allons être capables de l’écrire. » Il a l’intention de breveter la nouvelle bactérie, et de ne permettre son utilisation que sous contrat de licence avec son Institut.
Cette avancée sensationnelle de la biotechnologie met déjà sur les dents les organismes de veille en bioéthique. Le directeur d’une organisation canadienne a déclaré : « What does it mean – qu’est-ce que ça veut dire, de créer des nouvelles formes de vie dans un tube de laboratoire ? M. Venter a mis au point un châssis sur lequel on peut construire à peu près n’importe quoi, des nouveaux médicaments comme des armes biologiques. ». Craig Venter a répondu : « Nous avons le sentiment que that is good science. C’est un pas philosophique très important dans l’histoire de notre espèce. Nous essayons de créer un nouveau système de valeurs concernant la vie. À cette échelle, on ne peut pas s’attendre à ce que tout le monde soit content, happy. » Non, tout le monde n’est pas content.
Les progrès de la biologie seront sans doute au XXIème siècle ce que fut la physique au XXème siècle, comme l’écrivait récemment Freeman Dyson dans la New York Review of Books. L’industrie biotechnologique est sans doute appelée corrélativement à connaître une croissance exponentielle.
Dans le même temps, la vie, sous ses formes connues depuis l’origine des temps, trouve des défenseurs. Ce sont les sectateurs de la tradition, qui peuplent les comités d’éthique et les organisations de bioéthique, depuis les humanistes laïcs jusqu’à l’Église. Celle-ci mène sur ce thème un combat politique multiforme, qui va de l’avortement aux cellules souches. Ce sera demain, on peut le prévoir, Vade retro Mycoplasma laboratorium.
Et les psychanalystes là-dedans ?
La psychanalyse n’est sans doute pas une nouvelle forme de vie, mais elle est probablement une nouvelle forme de discours, le produit artificiel de la logotechnologie la plus avancée. Il n’est pas sûr que ses praticiens se soient déjà mis au pas du discours inédit qu’ils servent, en dépit de l’effort prolongé de Lacan pour dégager l’ADN freudien, c’est-à-dire la séquence signifiante pilotant la pratique, de sa gangue initiale, concrétion d’anciens discours et d’idéologies surannées. L’inertie idéologique, c’est-à-dire imaginaire, l’emporte régulièrement chez eux sur le dynamisme symbolique du discours, et se traduit dans la réalité effective par une pratique souvent hésitante, incertaine dans sa problématique.
La grande majorité des psychanalystes existants dans le monde, pour ne pas dire leur quasi-totalité, sont ainsi des traditionalistes. Ils adoptent tout naturellement les positions humanistes et cléricales, dans l’espoir de prolonger le monde qu’ils ont connu, et de brider, voire d’arrêter le mouvement actuel de la science comme les incidences que celui-ci ne manque pas d’avoir sur les dimensions politiques et sociales de la réalité effective.
Ils y sont encouragés par le pessimisme foncier de Sigmund Freud, persuadé d’avoir reconnu chez l’être humain, à travers son expérience, une pulsion spécifique, la pulsion de mort, dont le XXème siècle lui avait permis de constater les ravages à grande échelle par l’éclosion d’une guerre mondiale, en 1914, et par l’ébranlement de l’équilibre des puissances voulu par Bismarck (voir le traité de Berlin de 1878 et l’Acte final de la Conférence de Berlin en 1885). Simultanément, le système de valeurs de la démocratie américaine, si opposé à celui de l’Autriche-Hongrie et, plus généralement, celui de la vieille Europe, montait en puissance, et entamait le processus de sa mondialisation dont l’évidence s’impose au début du XXIème siècle. Le changement des fondamentaux de la tradition européenne paraissait à Freud à la fois irrésistible et ne pouvoir se faire que pour le pire.
Dans son Éthique de la psychanalyse, qui reprend Malaise dans la civilisation, Lacan s’inscrit dans la même ligne. Il reconnaît la pulsion de mort à l’œuvre dans la prépondérance acquise par le discours scientifique, ses avancées prodigieuses, sa véritable frénésie, et ses conséquences sur les modes de vie et de jouissance : la multiplication et le renouvellement incessant des objets technologiques, faisant naître des demandes toujours plus pressantes et offrant des satisfactions toujours plus disponibles, sans étancher pour autant le manque-à-jouir, mais au contraire le répandant sur toute la surface du globe, le portant à une intensité jamais vue, mettant en mouvement les sociétés arrêtées, an-historiques, froides, et portant à ébullition les sociétés chaudes.
Comme le pessimisme freudien, le pessimisme lacanien est établi sur la conviction que tout changement est pour le pire et que ce pire s’imposera irrésistiblement, qu’il est programmé, qu’il est sûr. Mais il s’y ajoute chez Lacan une note qui n’est pas chez Freud : une note à proprement parler sardonique, un ton moqueur et méchant à l’endroit d’une humanité qui, à travers des succès sensationnels, travaille en fait à sa perte. Pas de pitié pour l’humanité ! Le destin de cette engeance, de cette forme de vie intrinsèquement loupée, est de se résorber après avoir apporté à la nature toutes les transformations, tous les ravages, qui sont conditionnés par le fait que cette espèce, parce qu’elle parle, est à la fois dénaturée et dénaturante, si je puis dire.
On verra, en lisant cette année le Séminaire XVIII et le Séminaire XIX sous une forme enfin digne de l’auteur, l’attention que Lacan avait portée à la découverte du code génétique. On verra qu’il était intrigué par la forme de vie unicellulaire des bactéries. On verra aussi qu’il prophétisait de grands changements dans l’organisation de la vie et de sa reproduction.
Lacan affichait sa pente moqueuse, et ne cachait pas sa méchanceté : « Je n’ai pas de bonnes intentions », disait-il. C’est que les bonnes intentions ne garantissent de rien. Comme on sait, l’enfer en est pavé. Impossible de diriger une cure analytique vers sa conclusion logique si l’analyste n’est pas assez voisin de sa propre méchanceté pour percer les voiles de la pitié et de la terreur. Moquerie et méchanceté, ce ne sont pas seulement des traits de caractère de Lacan. La moquerie s’appuyant au bras de la méchanceté, fait cortège à ce qui, de l’analyste, est attendu de lucidité.
Les psychanalystes n’ont pas à rejoindre le chœur des pleureuses qui soupirent après le temps jadis. Libre à chacun d’eux d’être humaniste, si ça lui chante, chrétien, pourquoi pas, mais comme analyste, il ne saurait être traditionaliste, car cette position réactive, réactionnaire, conservatrice, va à rebours de son acte. Ce n’est pas dire pour autant que le psychanalyste puisse partager l’enthousiasme des managers du progrès scientifique, qui voient déjà les caisses de leurs instituts se remplirent des revenus que leur vaudront les contrats de licence qu’ils signeront pour l’utilisation de leurs chromosomes brevetés.
Non. L’analyste se décompte. Il ne mange pas de ce pain-là, le pain du progrès. Il ne joue pas davantage le jeu vain de la tradition. Il est spectateur, il rit de bon cœur à la tragi-comédie dont l’humanité, les trumains, comme l’écrit Lacan, lui donnent le spectacle.
Non, ce n’est pas une belle âme, car il lui importe que, dans les gigantesques remaniements en cours du discours, de la vie, et de la société, la psychanalyse continue de frayer sa voie à elle dans la Wirklichkeit, la réalité effective. Et il lui importe qu’il y en ait d’autres comme lui, qui ne soient pas dupes ni de la tradition, ni du progrès. Et comme être non-dupe absolu, c’est l’errance assurée, la troisième voie, ce doit être le discours analytique.
On en est loin, pensons-nous. Le discours analytique est bien pauvre, misérable, quand on le compare aux splendeurs accumulées au cours des siècles par les traditions religieuses et humanistes, quand on mesure ses balbutiements au progrès implacable du discours de la science, et aux richesses bien matérielles qui viennent remplir les coffres du capitalisme industriel et financier. Eh bien, dans son dénuement même, le discours analytique occupe pourtant dans le choc de la tradition et du progrès une position originale, structuralement prescrite, et qui s’avérera inexpugnable pour peu que les psychanalystes sachent monter au créneau de leur forteresse.
Le destin de la psychanalyse n’est nullement attaché à la vitalité du Nom-du-Père hérité de la tradition. Le déclin du Nom-du-Père s’est annoncé dès le XIXème siècle, Balzac le signale, par l’effet des remaniements qu’induisait dans la société la montée en puissance du mode de production capitaliste, lui-même conditionné par la révolution technologique de la fin du XVIIIème siècle, conséquence de la révolution scientifique du XVIIème. Les avancées de la biologie dans la seconde moitié du XXème siècle ont puissamment ébranlé l’ordre du monde fondé sur la prévalence du Nom-du-Père et du Nom-de-Dieu. Cet ébranlement, désormais sensible à tous, est à l’origine de la réaction traditionaliste, qui prend la forme de mouvements dits fondamentalistes. Ces mouvements, inexistants dans les zones du globe marquées par des religions sans Nom-du-Père1, restent modérés dans celles où s’était imposée une conception trinitaire, tamponnant l’absolu du Nom. Ils sont déjà plus extrémistes là où le culte du Nom unique est traditionnel, dans le judaïsme. Ils ont franchement recours au mass murder là où le Nom est traditionnellement appelé à régner sur les esprits et sur la société sous une forme absolue, je veux dire en terre d’Islam.
On peut d’ores et déjà prévoir les convulsions immenses qu’entraînera au cours du présent siècle l’apparition probable de nouvelles formes de vie synthétiques, mises au point en laboratoire, non plus au nom du Père, mais au nom du progrès scientifique et des bienfaits qui en sont attendus.
Non plus lire, mais écrire le code génétique : ce n’est pas encore fait, mais, depuis hier, c’est dit, et il est probable que ce sera fait.
C’est là qu’il est opportun d’entendre à nouveau la petite voix de Jacques Lacan, et son dit aphoristique, longtemps énigmatique, cryptique : « Il n’y a pas de rapport sexuel – de rapport sexuel qui puisse être écrit. »
Il s’agit là d’un caveat majeur, d’une clause d’impossibilité extraite par Lacan de l’expérience conditionnée par le discours analytique, et dont il s’est efforcé de démontrer la pertinence dans ses Séminaires XVIII et XIX au début des années 1970. Aujourd’hui, en 2007, cela veut dire ceci. Les ré-écritures en cours du patrimoine génétique des êtres vivants donneront sans doute naissance à des nouvelles formes de vie. Cette ré-écriture finira certainement par toucher le génome humain lui-même. Des formes inédites de reproduction du vivant apparaîtront. Néanmoins, on peut être assuré que, concernant l’espèce humaine, il restera impossible d’écrire dans le code génétique le rapport sexuel qu’il n’y a pas.
Chez le parlêtre, le rapport sexuel est conditionné par le langage, ou, plus précisément, par la pratique de lalangue. Il s’ensuit qu’il distingue dans son corps des organes, qui prennent valeur de signifiant. C’est le cas en particulier de l’organe mâle de la reproduction. C’est aussi le cas d’une entité matérielle excrétée par le corps, à savoir l’objet anal, et de l’entité matérielle nécessaire à sa subsistance, et prélevée sur le corps maternel, l’objet oral. Il en va de même d’objets dont la matérialité est certaine bien que moins évidente, le regard et la voix. Ces objets ont valeur de signifiants imaginaires. Ayant valeur de signifiants, ils sont potentiellement porteurs de significations. Ces significations ne sont pas génériques et nécessaires ; en raison de la structure de la relation du signifiant au signifié, elles sont individuelles et aléatoires. Or, elles interfèrent nécessairement dans l’établissement du rapport sexuel, au point qu’il apparaît que le parlêtre a rapport à ces objets plutôt qu’au partenaire sexuel proprement dit.
On a pu montrer en psychanalyse que, chez un sujet donné, le choix d’objet sexuel était en fait guidé par l’implication de cet objet sexuel dans certaines des significations attachées aux objets primordiaux que nous avons énumérés. Le mode de jouissance du parlêtre en est affecté jusqu’au tréfonds, et s’en trouve fondamentalement diversifié selon les individus de l’espèce, même si l’on peut grosso modo distinguer le mode de jouir de l’individu mâle du mode de jouir de l’individu femelle. Cette extrême individuation du mode de jouir selon les significations en jeu oblige d’ailleurs à mettre en fonction le sujet du signifiant plutôt que l’individu de l’espèce.
Pour le dire en termes techniques, le rapport du sujet au phallus et, plus généralement, à l’objet petit a, existe comme tel, il se rencontre chez tous les sujets dotés de parlêtre, il relève, disons, du réel. En revanche, le rapport à l’autre sexe n’existe pas comme tel, il relève, disons, du semblant. Le rapport sexuel constitue dans le parlêtre une véritable faille du réel, qu’aucune ingénierie biotechnologique, aucune biologie synthétique, ne saurait combler, sauf à lui ôter la faculté de parler, à réaliser l’ablation du symbolique. C’est dans cette faille que prolifèrent les fantasmes, les délires, les épopées aussi dont s’avère capable l’espèce humaine, dans le registre religieux comme dans celui du savoir scientifique et des technologies qui l’exploitent et l’orientent.
L’expérience analytique, qui a maintenant un siècle derrière elle, montre, si on la lit comme il convient, que le choix d’objet sexuel propre à un sujet donné se caractérise par trois traits constants : la contingence ; la singularité ; l’invention.
Contingence. Le défaut d’écriture de tout rapport sexuel générique a pour conséquence que le sujet dépend de la contingence des rencontres qu’il peut faire dans la sphère de son Umwelt, et des énoncés prescriptifs qui remplacent pour lui le rapport ininscriptible. Les civilisations ont inventé différents modèles normatifs pour rémunérer le défaut de rapport sexuel. Par rapport à ces normes, la déviation subjective n’est pas accidentelle, elle est de règle. Une analyse permet en général d’isoler la ou les rencontres initiales faisant écriture.
Singularité. Une fois installé à partir de la contingence initiale, le mode de jouir, en général, s’avère nécessaire, au sens où il ne cesse plus de s’écrire, mais se répète. Une analyse doit permettre de repérer, d’isoler, et de rendre lisible l’écriture du programme de jouissance qui prévaut pour un sujet, lui ouvrant ainsi la possibilité de gagner un certain degré de liberté par rapport à celui-ci, et, au moins, de s’y inscrire avec le moins de malaise possible.
Invention, enfin. Une invention aléatoire vient en général recouvrir la contingence réelle comme la nécessité subséquente, pour donner au sujet l’illusion d’une liberté de choix inspiré par des motifs éthiques et/ou rationnels, selon la formule : « Moi, comme les autres », à moins qu’elle n’entretienne chez lui la notion d’un malheur de l’être dont il serait seul la victime, selon la formule : « Tous, sauf moi ». Une analyse, là encore, doit lui permettre de balayer ces rêves grossiers pour se réconcilier autant que faire se peut avec la singularité qui est le lot de tout parlêtre. L’idéologie contemporaine de la civilisation occidentale, fortement marquée par la psychanalyse, va d’ailleurs dans ce sens.
C’est pourquoi je propose que, pour les Journées de l’ECF, l’année prochaine, nous puisions dans la richesse infinie de notre expérience pour témoigner du rapport sexuel dans sa contingence, sa singularité et ses inventions.
Titre : « Le rapport sexuel ».
1. Réflexion faite, le communisme asiatique, celui de Mao ou de Hô Chi Minh, peut s’analyser comme une réaction traditionaliste au discours de la science comme au discours capitaliste. (Ajouté le 8 octobre.)
Références
- Freeman Dyson, « Our biotech future », The New York Review of Books, vol. 54, n° 12, 19 juillet 2007 ; ainsi que : l’échange de W. Berry, J.P. Herman, et C.B. Michael, avec Fr. Dyson, vol. 14, 27 septembre 2007 ; la lettre de Raymond A. Firestone et la réponse de Fr. Dyson, vol. 54, 11 octobre 2007.
- Frédéric Garlan, « Le biologiste controversé C. Venter annonce une nouvelle forme de vie », AFP, 6 octobre 2007, 20h24.
- Ed Pilkington, « Scientist has made synthetic chromosome », The Guardian, 6 octobre 2007.
Compléments
· Au moment de rédiger ma communication, je n’avais pas lu l’article suivant, très suggestif : Andrew Pollack, « How do you like your genes ? Biofabs take orders », The New York Times, 12 septembre 2007.
· Pour une approche médiatique du jeu de rôles sexuel, j’ai consulté ce matin le dossier du magazine Elle de cette semaine, intitulé : « Spécial sexe. Vive l’amour ! Ce qui nous rend femmes. Ce qui les rend fous ». Elle, n° 3223, 8 octobre 2007"
Communication aux XXXVIème, Journées de l’ECF
le 7 octobre 2007
Jacques-Alain Miller
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